Publicité

Fâché noir contre les incultes

Je vous relate ici la conversation fictive que j’ai eue avec Nathalie Elgrably-Lévy, grâce à un petit montage de sa chronique publiée ICI.

+ + +

Stéphane Dompierre: D’abord merci, madame Elgrably-Lévy, d’avoir accepté mon invitation. C’est très généreux de votre part d’accepter de parler à un artiste.

Nathalie Elgrably-Lévy: «Avec l'élection d'un gouvernement conservateur majoritaire, le milieu culturel appréhende, plus que jamais, des coupes dans les programmes de soutien aux artistes.»

SD: Oui. Et c’est ce qui va se passer. On va probablement aussi nous enlever certains de nos revenus de droits d’auteurs, avec ce projet de loi C-32. Mais, vous savez, les artistes, quand vient le temps de se battre pour conserver nos acquis, on se fait traiter de chialeux et de «B.S. de luxe.» C’est drôle mais je connais beaucoup d’artistes et ils ont la particularité de ne pas connaître le luxe. S’ils réussissent à s’en payer, c’est avec leurs deuxièmes ou troisièmes emplois, et non avec leur art.

NEL: «Certains crient au scandale, d'autres traitent d'inculte quiconque ne partage pas leur indignation.»

SD: C’est bien trop vrai. On demande aux artistes d’êtres solidaires de toutes les causes, ils sont porte-parole de toutes les levées de fonds, on les voit dans des commerciaux pour faire la promotion de la santé et de la sécurité dans le domaine de la construction, on leur demande de renoncer à leur cachet quand vient le temps d’annoncer du poulet, mais il ne faudrait quand même pas qu’ils aient le culot de quémander la solidarité du public quand les causes les touchent personnellement. Il faut savoir donner sans rien espérer en retour, voilà la vraie générosité!
Croyez-moi, j’ai travaillé longtemps dans un bureau où les gens avaient de beaux gros salaires, tout un tas d’avantages sociaux et une retraite dorée et c’est le milieu où j’ai rencontré le plus de pleurnichards au mètre carré. Les artistes ne chialent pas, ils se battent pour faire valoir leurs droits.

NEL: «Que certains soient incapables de vivre de leur art est incontestable. Toutefois, cela justifie-t-il l'aide gouvernementale?»

SD: L’aide gouvernementale va surtout aux organismes culturels et non directement aux artistes. Il y a aussi les musées ou les festivals, qui attirent les touristes, les producteurs de cinéma ou de télévision, ou encore les bibliothèques et bien d’autres choses encore. L’industrie culturelle fait vivre des commis de bureau, des relationnistes, des placiers, des techniciens, des milliers de personnes qui ne sont pas des artistes. Et le financement est tout à fait justifié puisque c’est une industrie qui rapporte, au même titre que l’industrie de la construction. Je me demande d’ailleurs pourquoi cette information refuse d’être assimilée par une partie de la population qui voit les artistes comme la lie de la société et qui se permet de les dénigrer sans aucune gêne, comme si c’était des parasites et non des êtres humains. Ce mépris, qui serait inacceptable s’il visait les femmes, les aînés, les jeunes ou toute communauté ethnique est de bon ton quand il est dirigé contre les artistes.

NEL: «L'État doit-il jouer le rôle de mécène?»

SD: Un mécène est habituellement un amoureux de l’art. Rassurez-vous, le gouvernement Conservateur n’en est pas un.

NEL: «On dit que la culture n'est pas une production comme les autres. Pourtant, que l'on soit écrivain ou mécanicien, l'équation est simple : on est pauvre quand on n'arrive pas à vendre ce que l'on produit.»

SD: Drôle d’équation. Je crois surtout qu’on est pauvre, intellectuellement parlant, quand on ne comprend pas la différence entre faire remplacer ses essuies-glaces et lire un roman. Et je me sens le besoin de préciser que le mécanicien ne produit rien, il répare. Certains artistes ont aussi ce don.

NEL: «Je serai franche, au risque d'être politiquement incorrecte.»

SD: Ça va, pour l’instant vous êtes surtout factuellement incorrecte. Et pas qu’un peu.

NEL: «Il n'existe que deux raisons pour lesquelles un artiste vit dans la misère. La première est que son talent n'est peut-être pas en demande. La deuxième est qu'il est peut-être tout simplement dépourvu de talent.»

SD: Je ne connais à peu près aucun artiste qui vis dans la misère, n’ayez crainte. La plupart de mes collègues écrivains, par exemple, sont professeurs ou journalistes, ou encore pigistes pour divers médias, scénaristes, éditeurs, metteurs en scène. S’il arrive qu’une bourse leur tombe dans les mains, ça leur laisse quelques mois de répit pour terminer un livre et ensuite, hop, ils retournent travailler «pour vrai» . Il ne faudrait pas croire que l’état leur donne beaucoup d’argent pour vaquer à leurs petites lubies artistiques! On a des F-35 à acheter, après tout! Je crois qu’on s’excite ici pour des sommes plutôt dérisoires à comparer au budget global des dépenses gouvernementales.

NEL: «Dans un cas comme dans l'autre, le public n'est pas disposé à consacrer son argent à l'achat du produit culturel proposé. Ainsi, pourquoi y mettre l'argent du contribuable ? Pourquoi l'État achèterait-il, au nom de la collectivité, ce que nous refusons d'acheter individuellement?»

SD: Pas fou, même si je considère que l’art ne devrait pas être traité comme une marchandise. Seul petit détail… Comment sait-on que le public s’intéressera à une œuvre avant même qu’elle soit créée? Il arrive aussi qu’un contribuable sorte touché et transformé d’un spectacle de danse même s’il n’est pas «grand public» ou à la lecture d’un livre de poésie qui n’est pas vendu dans les pharmacies. Combien de spectateurs émus doit-on compter pour dire qu’un spectacle méritait une subvention?

NEL: «Quand l'art ne permet pas de mettre du beurre sur les épinards, ce n'est pas signe que l'État devrait intervenir. C'est plutôt une indication que la personne concernée devrait reléguer son art au rang de passe-temps et se trouver une occupation lucrative.»

SD: C’est vrai, ça! Il aurait fallu dire ça à Vincent Van Gogh, qui, comme bien d’autres peintres, n’a jamais été reconnu de son vivant. Ça lui aurait évité bien des problèmes.

NEL: «Les artistes ne devraient pas être une classe à part.»

SD:
Effectivement! Et ils ne le sont pas non plus! Les artistes paient des taxes et des impôts et consomment des biens comme tout le monde! Ils ne sont pas plus importants à la société que votre mécanicien dont vous me parliez, mais pas moins importants non plus  Ils sont eux aussi de «braves contribuables» comme vous vous plaisez à appeler le reste de la population, en mettant vous même les artistes dans une classe à part.

NEL: «Cela dit, il existe néanmoins une manière d'encourager la culture. Il suffit de réduire, voire d'abolir, les taxes sur les produits culturels.»

SD: Votre suggestion, quoique très enthousiaste, ne précise pas comment on pourra financer les bibliothèques qui rendent les livres accessibles à tous, non plus que les musées qui permettent de voir toute la richesse culturelle de la planète pour un prix d’entrée dérisoire. L’art n’est pas qu’un produit de consommation. Le financement fait en sorte que l’art arrive au public. Écrire un roman ne coûte rien. Le publier et le distribuer, oui.

NEL: «N'est-il pas préférable de rendre l'art plus accessible plutôt que de laisser des fonctionnaires choisir, à notre place, quels artistes auront notre argent?»

SD: Ce sont généralement des pairs, donc des artistes, qui évaluent les dossiers et décident à qui ira l’argent. Mais peut-être préféreriez-vous que ce choix soit laissé au grand public. Ce même grand public qui, toujours d’un bon goût irréprochable, adore se rendre au Centre Bell pour écouter Ricky Martin chanter «Shake your bon-bon» et qui ne se lasse jamais des retours des Backstreet Boys.

NEL: «Au fait, le crédit d'impôt de 500 $ pour les activités artistiques des enfants, crédit proposé par les conservateurs, ne s'inscrit-il pas dans cette logique? Il faut croire que ce parti ne méprise pas la culture autant qu'on veut le laisser croire!»

SD: Eh bien, oui, c’est vrai, quand on y pense, hein  Quelle belle initiative ! Après tout, il n’y a aucune différence entre un enfant qui peinturlure de la gouache sur du papier journal et Picasso qui peint «Guernica»! Pourquoi écouter des disques de Yann Perreau ou Richard Desjardins quand on peut écouter nos enfants jouer «Frère Jacques» à la flûte à bec? Après tout, les passes-temps, le divertissement et l’art, c’est du pareil au même. Surtout pour les incultes. Et ce n’est surtout pas le point de vue d’un artiste qui les fera changer d’idée.