Fâché noir contre les gens sans opinion

La Chronique de Stéphane Dompierre

L'opinion. Un jour, on ne la voyait nulle part, le lendemain, elle était partout. Avec l'arrivée de la machine à café dans les bureaux, l'opinion a cessé d'être l'exclusivité des philosophes et des penseurs. Pendant qu'on bourre l'appareil de petit change, on y va d'un «Non mais y fais-tu assez frette à matin?» au collègue qui attend derrière nous. Il approuve en riant. Alors, avide de faire partager au plus grand nombre nos commentaires lucides et éclairés sur la vie et les choses, on l'écrit et on l'envoie aux journaux. On ouvre un blogue. On débarque sur Twitter et Facebook. Au 21e siècle, tout le monde a une opinion sur tout, tout le temps, pensais-je.

Mais non. J'avais tort. Il y a des gens qui résistent.

J'ai découvert leur existence par hasard. Ils ne sont pas faciles à trouver, mais ils laissent leurs traces dans les sondages. Ce sont les personnes qui cochent «Je ne sais pas» en guise de réponse aux questions. Généralement, il s'agit de plus ou moins 5% de la population. Mais, dans certains cas, le pourcentage d'indécis ou d'ignorants grimpe jusqu'à 15%. Je rêve de rencontrer un jour quelqu'un qui ne sait pas. Je les trouve fascinants. Vous arrivez sur un site d'information où il y a un petit sondage du jour sur un élément de l'actualité. Les bananes, par exemple. Les bananes sont souvent d'actualités.

Aimez-vous les bananes?

- OUI
- NON
- NE SAIT PAS

Invariablement, peu importe le degré de difficulté de la question, qu'on parle du goût des bananes ou de la situation politique en Corée du Nord, il y a toujours des gens qui ne savent pas. Être sans opinion est une chose, mais prendre la peine de répondre volontairement à un questionnaire pour exposer son ignorance au monde entier, voilà qui me trouble. On comprendra que celui qui n'a jamais mangé de banane en ignore le goût mais BORDEL TOUT LE MONDE A DÉJÀ MANGÉ UNE BANAAAAAANE.

Mais je suis patient et dévoué. Je cherche vraiment à comprendre. Allons-y donc avec quelque chose de moins compliqué.

Êtes-vous fier du succès que remporte le Cirque du Soleil à l'étranger?

- OUI
- NON
- NE SAIT PAS

Si vous répondez «oui», ça va, c'est simple, clair, précis, merci. Vous êtes prêts à payer 120$ du billet pour aller voir des clowns flexibles en collants serrés faire du ballet jazz en apesanteur. «Non», ça donne peut-être l'impression que vous êtes snob et que vous vous foutez un peu de tout mais ça va aussi, hein, nous ne sommes pas là pour vous juger. Vous avez le mérite d'avoir répondu et vous assumez votre choix. Mais «ne sait pas»? Vraiment? Dites, vous allez bien? Manquez-vous de sommeil? Y a-t-il une erreur dans votre médication? Bon. Allez. Je suis gentil, je vous laisse une dernière chance.

Je vous frappe présentement les tibias avec un bâton de baseball. Est-ce que ça vous fait mal ?

- OUI
- NON
- NE SAIT PAS

Si vous avez répondu autre chose que «oui» ou «non», vous devez vous ressaisir à tout prix. Nous sommes au 21e siècle, ça vous prend une opinion. Sur tout. La vie est là, dehors, qui vous attend, et il faut qu'on sache si vous êtes pour ou contre.

+ + +

Jusqu'à tout récemment, Stéphane Dompierre était le seul Québécois non analphabète âgé de 25 à 55 ans qui n'avait pas sa chronique d'opinion. Avec «Fâché noir», voilà qui est réglé.