Fâché noir contre l'épicerie

C’est fou comme une simple barquette de tomates cerise peut vous gâcher une journée. Elle gisait là, tristement abandonnée dans l’allée des conserves, pas du tout à sa place, et impossible de savoir ce qui s’est passé.
Il faut dire que quand la plupart des gens ignorent si t’es un légume ou un fruit, les chances qu’on te rejette sont assez élevées. Tu l’as un peu cherché, tomate.
À l’épicerie, je supporte très bien les paniers avec une roue croche, les présentoirs en carton qui bloquent les allées, les paniers qui bloquent les allées, les gens qui bloquent les allées, la musique insipide, les produits périmés que j’achète sans me méfier, le lait dans les contenants en carton avec le fond qui coule, mais les aliments abandonnés, ça me pourrit l’existence.
J’avais besoin d’une boîte de maïs qui se trouvait juste derrière. J’ai donc pris la barquette dans mes mains pour ramasser le maïs et hop, au moment où je reposais les tomates sur la tablette, une dame m’a vu faire et m’a dévisagé. C’était maintenant moi qui donnais l’impression d’abandonner lâchement mes tomates au milieu de nulle part. Accusé d’un crime que je n’avais pas commis.

Mais il y a des choses bien plus terribles que cette culpabilité que m’occasionne les aliments-abandonnés-même-pas-par-moi. J’ai longtemps gardé ça secret mais je vous en parle parce que j’ai entièrement confiance en vous: je crois que Satan existe. Je crois qu’il a envoyé des démons sur terre dans le but de voler nos âmes. Et je crois que les démons ont reçu l’ordre de voler en priorité l’âme des caissières d’épicerie.
Je sais que c’est plutôt difficile à croire, mais j’ai tout vu. J’ai passé des heures à les observer, caché derrière des cageots d’oranges. Tout se passe très vite. La caissière nouvellement embauchée sourit, sifflote, jase avec les clients pendant sa première semaine de travail et puis hop, sans qu’on sache pourquoi, après quelques jours son âme semble aspirée hors de son corps et n’y revient jamais. Cette journée-là, ma caissière n’avait aucune conversation, pas d’expression faciale et aucun entrain. J’aurais été prêt à ce qu’elle me facture chaque kiwi le prix d’un melon pour avoir droit à un sourire ou un bonjour, ça aurait été peu cher payé pour un peu de chaleur humaine, mais non. La seule phrase presque complète que Satan l’autorise à dire aux clients c’est «Carte Air Miles?»

    Évidemment, je ne lui ai pas tendu ma carte. C’était de toute évidence une ruse pour me toucher et ainsi voler mon âme. Satan ne m’aura pas aussi facilement. Quand est venu le temps de payer, j’ai lancé une poignée de billets sur le comptoir et je me suis enfui en hurlant avec, sous le bras, la barquette de tomates cerise abandonnée que j’avais décidé de recueillir chez moi.

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L’auteur a visiblement besoin de vacances mais refuse d’en prendre. Retrouvez-le donc chaque semaine dans sa chronique FÂCHÉ NOIR et/ou dans la salle d’attente d’un psy.