Publicité

Morceaux volés

«J’ai raté la naissance de mes enfants.» Au bout du fil, la mère qui me fait cet aveu a la voix triste. La voix de celle qui traîne des regrets, des blessures. Sophie Allard, 29 ans, a eu deux enfants, Dorothée et Arthur. Mais elle n’a pas tenu ses enfants au moment où ils ont débarqué dans sa vie. Elle ne les a pas vus non plus.

Cette enseignante a une déformation de la colonne. Chez Sophie, la scoliose est sévère parce qu’elle affecte les trois dimensions vertébrales, ce qui est rare. Au moment d’accoucher, Sophie a reçu une anesthésie générale. Le grand débarquement, elle n’y a pas assisté.

«Le summum de la maternité, il me semble que c’est ce moment-là, raconte-t-elle. Le moment où on dépose ton bébé naissant sur ta poitrine et où tu te dis que c’est ton enfant, qu’il sort de toi… Moi, je n’ai pas vécu ça. Il me manque un morceau et pas n’importe lequel : les premières minutes de vie de mes bébés.»

Pendant longtemps, Sophie a cru qu’elle n’aurait pas d’enfant point. Opérée cinq fois à la colonne, entre 13 et 24 ans, la jeune femme souffre énormément. Trente-six vis essaient de dompter sa colonne qui se tortille et comprime ses poumons. Une fois, tout a cassé et il a fallu recommencer. Une autre fois, une bactérie résistante s’est infiltrée. «Je ne me déplace pas beaucoup, dit-elle. Je ne sors pas. Je reçois de l’aide d’ergothérapeutes, je dois prendre des médicaments. Pour le moment, je ne planifie pas de retour au travail.»

Enceinte, Sophie se doutait que les accouchements allaient être difficiles. «J’avais des contractions rapprochées mais elles n’étaient pas efficaces, elles n’appuyaient pas sur le col de l’utérus à cause de la forme de mon bassin», explique la maman. L’accouchement par césarienne avait été évoqué lors des suivis prénataux. Mais l’épidurale (qui sert à insensibiliser le bassin) était impossible: la colonne vertébrale, soudée, ne laissait pas de place à l’aiguille. L’anesthésie générale devenait la seule option.

Amenée en salle de réveil, Sophie n’a pu coller et bercer ses nouveau-nés. Par chance, son amoureux était là. Ce n’est que trois heures plus tard qu’elle les a rejoints. «Je ne sais pas de quoi mes enfants avaient l’air au moment où ils sont nés. Pour mon deuxième, on a pris des photos au moins», dit celle qui avoue ne pas s’être remise de cette «absence». «Je suis très jalouse des femmes qui ont pu vivre ça. J’y pense souvent.»

Dorothée, maintenant âgée de 2 ans et Arthur, 8 mois, sont nés en bonne santé. Et c’est tout ce qui compte finalement. «C’était mon but d’avoir des enfants dans la vie, dit Sophie. J’ai réussi.»