Je te vois, la mère

« Grouille ! Dépêche ! Allez, allez. J’ai pas juste ça à faire ! » Je t’ai entendue. Tu venais chercher ton enfant au service de garde. Tu avais l’air fatiguée. Lasse. Vidée de ton bonheur familial. Je t’ai vue. Le cheveu lisse et le mascara impeccable. La botte à talons. L’épaule et le cou courbés, aussi. Comme si tu portais tout le poids de l’école sur ton dos.

Tu as pris ton enfant par la main, fermement. Sans méchanceté mais fermement. Il a rouspété. Tu l’as fait taire : « Ah, tu es fatiguant ! » Sa journée vient de finir, c’est son accueil. Ta deuxième journée vient de commencer, c’est ta façon de rester en contrôle. En équilibre. Illusionniste des temps modernes. Entre le sourire blanc, la boîte à lunch parfaite, les vacances exotiques, les décorations de Noël léchées, la séance au gym : tu ne vas pas bien.

Je t’ai entendue. Et je te vois.

Tu cours mais tu as l’impression de tourner en rond. Tu te demandes si tu as acheté la bonne pièce de viande pour le souper de demain. Tu te demandes si le devoir de l’aîné était passable ou vraiment moche. Tu te demandes si ta voisine est revenue de l’hôpital et si tu auras le temps d’aller lui porter un potage. Ça te fait penser à ta mère, est-ce qu’elle va bien, l’as-tu rappelé l’autre soir ? Tu te demandes si c’est normal de ne pas avoir fait l’amour depuis trois semaines. Ça te fait penser à l’injection de botox, tout le monde en parle, tout le monde le fait, faut-il prendre rendez-vous ? Tu te demandes ce que tu vas préparer à Noël. Et quel cadeau tu vas acheter pour la gentille éducatrice à l’accueil, toujours souriante celle-là, faudrait le souligner, oui mais comment…

Tu arrives au bout de ta journée la tête pleine. Tellement pleine que même le rire des enfants, leur candeur, leur beautiful joie de vivre, ne te remplis pas le cœur. Tu marches droit devant mais tu es toute à l’envers. Chaque pli de ton corps le dit : tu es à bout. À bout de fleur de peau.

Quand le p’tit échappe tout le contenu de son sac dans le couloir, j’ai peur. Peur que tout s’enflamme autour de toi, que le p’tit parte en fumée, les enfants autour aussi, l’école au complet, engouffrée dans ta colère noire. On vient et on va autour de toi sans te prêter attention et toi, plantée là, immobile devant le contenu étalé, tu sembles désarçonnée. Comme si tu étais devant un engin explosif à désamorcer. Par où commencer.

Je te vois. Je vais vers toi. Te souris. Me penche. On rassemble les choses ensemble. Tu me regardes, tu as l’air triste, résignée, éteinte aussi. Tu n’as rien dit. Un pâle sourire peut-être. Tu as lancé le sac par-dessus ta détresse et tu as empoigné le fils.

J’aurais eu envie de te dire que ton enfant est merveilleux. Que la fin de semaine approche, tiens bon. Que les vacances de Noël approchent, tu vas y arriver. Que je te comprends. Que je te trouve belle, bonne, pis toute.

Mais je n’ai pas eu le temps. Tu es partie trop vite.

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