Allaiter un bébé qui n’est pas le nôtre

Sur la photo, une maman, assise dans l’herbe d’un parc, allaite deux enfants en même temps. L’un a deux ans, l’autre, neuf mois. Belle image. Mais… controversée. Elle l’est encore plus lorsqu’on sait que le garçon de gauche n’est pas le fils de la femme. C’est celui d’une amie très proche.

Vous êtes ébahi ? Choqué ? Déconcerté ? Gêné ? Ou peut-être trouvez-vous cela naturel ? Beau ? Exemplaire ? Peu importe. La photo – la situation – ne laisse personne indifférent. Elle surprend. Les deux mamans qui ont «accepté» cet échange en sont bien conscientes. «Au parc, un monsieur m’a dit que j’avais deux beaux enfants, explique Caroline Gauthier, la maman « allaitante». Quand je lui ai dit ‘merci, mais celui-ci n’est pas à moi’, la mâchoire lui est tombée par terre!» Elle rigole. Elle sait que c’est un choix contesté. Même chose pour Alexandrine Agostini, maman de Maël, qui a été allaité sporadiquement par Caroline de l’âge de six à douze mois. «Si quelqu’un m’avait dit qu’un jour, une autre maman allait allaiter mon fils, je lui aurais dit ‘non mais ça ne va pas, la tête ?’. Ça semblait impossible.»

Alexandrine Agostini, mère de deux garçons aujourd’hui âgés de 18 mois et de 5 ans, est comédienne. Son horaire est imprévisible. Quand une belle occasion d’emploi se pointe lorsque son benjamin a six mois, elle hésite. «Je suis passionnée par mon métier, j’avais besoin de travailler, dit-elle, mais je ne me voyais pas laisser mon enfant pendant une journée. Comment allais-je faire?» Caroline, son amie et voisine, avait déjà commencé à garder son bébé une fois de temps en temps, pour dépanner, quelques heures seulement. Alexandrine décide alors de le lui confier pour un plus long laps de temps. Et s’il a soif? «Maël était allaité exclusivement au sein, mais j’avais beaucoup de mal à me tirer du lait, explique-t-elle. J’ai donc dit à Caroline de l’allaiter s’il avait besoin de lait, tout simplement.»

Une question de valeurs


Caroline a reçu cette demande comme un privilège. «J’ai trouvé ça très normal, dit-elle. Elle me fait confiance, elle sait que je suis en santé, nous sommes très proches et nous pratiquons le même maternage». Maternage? «Par exemple, nous ne crions pas après nos enfants, souligne-t-elle. Nous faisons du portage, nous pratiquons le co-dodo et favorisons l’allaitement prolongé. Et nous ne laissons pas pleurer nos enfants.» Je vous entends d’ici : bon, deux filles grano ! Pas du tout. «Je comprends la perception des gens, le fait qu’ils trouvent ça inusité, dit Caroline, infirmière en périnatalité. Mais si ça se fait dans le respect des besoins du bébé et des valeurs de chacune, c’est quoi, le problème ? Je peux lui offrir du lait s’il en veut. C’est facile.» Alexandrine ajoute : «Ce genre de situation vient d’un 9-1-1, d’une urgence. J’étais mal prise. Dans des circonstances précises, j’en suis venue à conclure que c’était la meilleure solution. Je ne faisais pas allaiter mon fils parce qu’il fallait que j’aille à l’épicerie ! Et jamais elle n’allaiterait mon fils quand je suis là. Il n’y pas d’ambiguïté. Mais si mon bébé hurle parce qu’il a soif et que c’est elle qui s’en occupe, on ne va pas le faire attendre.»

L’idée de glisser un biberon dans la bouche de l’enfant n’est évoquée ni par l’une ni par l’autre. Alexandrine et Caroline sont toutes deux très en faveur de l’allaitement… et elles s’assument. «Le sein, ça nourrit quand bébé a faim, ça calme quand bébé est chigneux, ça endort quand bébé est fatigué et ça console quand bébé a mal!» lance Caroline, qui allaite toujours Caleb, qui a presque trois ans, et Paul-Émile, six ans.

De l’époque des nourrices à l’époque du tabou

Ce genre d’échanges était monnaie courante il y a trois cents ans : les nourrices, des femmes moins aisées de la classe populaire, s’occupaient des enfants des paysans plus fortunés, des bourgeois et des aristocrates. Elles en prenaient soin et les allaitaient. On appelait «frères de lait» ces enfants sans lien de sang nourris par la même femme. Les mœurs ont changé et les nourrices ont disparu (bien qu’elles existent toujours dans certaines cultures). Avec le retour en force de l’allaitement, particulièrement dans la dernière décennie, certaines valeurs refont surface. L’arrangement entre Caroline et Alexandrine n’est peut-être pas fréquent… mais il n’est pas marginal non plus. « J’ai rencontré deux autres mamans qui le pratiquaient », mentionne Alexandrine.

Kathleen Couillard, monitrice à la Ligue La Leche (LLL) depuis trois ans, croit elle aussi que c’est plus courant qu’on ne le pense : «Ce n’est pas répandu, mais ce sont des histoires qu’on entend, dit-elle. C’est difficile de l’évaluer car les mères n’ont pas tendance à en parler. C’est encore tabou…»

Des risques pour la santé

Allaiter un enfant qui n’est pas le nôtre est peut-être pratique et sensé dans certaines conditions. Mais est-ce sans risque ? Les trois monitrices en allaitement avec qui j’ai discuté sont sans équivoque : ce n’est pas une pratique recommandée. «Il faut être très prudentes, signale Sophie Lesiège, monitrice à la LLL. Certaines infections et certains virus, comme l’hépatite et le VIH, passent dans le lait.» Elle nuance son propos en disant qu’elle comprend les motivations des mères. «Mon opinion à moi, c’est que l’idée est bonne. Deux adultes consentants peuvent faire ce choix. Mais il faut comprendre que même si on diminue les risques parce qu’on connaît la mère donneuse, le risque existe tout de même.»

Jocelyne Charron Giguère, présidente de Nourri-source, ne peut appuyer la démarche des deux mamans. «Les risques pour la santé du bébé sont grands, dit-elle. Une personne peut être de bonne foi mais être infectée sans le savoir.» Si on ne peut offrir son propre lait à son enfant, Mme Charron Giguère n’hésite pas : le meilleur choix, ce sont les préparations pour nourrissons. «Ce qu’on retrouve ici sur le marché répond aux normes canadiennes alors que le lait maternel n’est pas testé», avance-t-elle.

Une banque de lait maternel au Québec ?

En fait, il n’est pas testé actuellement. Sophie Lesiège croit qu’il est plus que temps de relancer l’idée d’une banque de lait maternel au Québec. La deuxième banque du genre a ouvert ses portes le 3 avril, à Calgary. Chez nous, Héma-Québec a recommandé en mars 2011 la création d’une banque de lait. Mais le ministère de la Santé n’a pas bougé depuis. «C’est pourtant un mouvement qui prend de l’ampleur, dit Mme Lesiège. Les mères veulent de l’information juste et claire quant à l’échange de lait.» Kathleen Couillard est du même avis. «Il y a un besoin et une demande», précise-t-elle. À noter que la banque de lait maternel d’Héma-Québec, si elle était instaurée, desservirait uniquement la clientèle des prématurés.

En attendant, certaines femmes se tournent vers des sites d’échanges comme Human milk 4 human babies, fondé par une Montréalaise en octobre 2010. L’organisme est aujourd’hui présent dans 52 pays et 300 bénévoles y travaillent. Partage Lait Montréal permet aussi à des «donneuses» et des «receveuses» d’entrer en contact. Il y est écrit noir sur blanc qu’aucun test n’est effectué sur le lait reçu, pas plus que des examens de dépistage chez les mères donneuses.

Qu’il existe une banque de lait maternel ou pas, Alexandrine demeure convaincue de sa décision : «Je ne voulais pas que le lait maternel, confie-t-elle. Je voulais le regard d’une maman, les bras, la peau, la voix douce… Je voulais l’amour d’une mère.»